lundi 20 février 2017

Oh Johnny Johnny!

Après un « petit » moment d'absence, je reprends ma routine de rentrée avec, pour me faire pardonner, un article un peu plus long que d'habitude. Aujourd'hui, on part pour un univers qui m'a toujours plus ou moins fasciné : les pirates ! Bon pas exactement les pirates, plus les chants entonnés sur les bateaux, les « work songs », que l'on chantait pour synchroniser les actions et oublier la dureté du travail.
Mais c'est vrai quoi, on a tous dans la tête cette image d'un capitaine à jambe de bois à qui il ne reste plus qu'un œil, qui beugle sur un équipage pas très porté sur l'hygiène, chantonnant, couteaux entre les lèvres, des chansons rythmées, non ? Alors en essayant de vous pondre un article qui n'est pas truffé de « Ohé moussaillons », de « mille sabords !» et de « souquez les artimuses », j'ai décidé de vous faire une petite sélection de mon top 5 de mes « sea shanties » ou « chanties » préférés avec leurs histoires (ou ce que j'ai pu trouver) et leurs réutilisation dans la culture pop.
D'abord, il est essentiel de dire que tous les chants dont je parle ici datent à peu près de la même période c'est à dire milieu/fin du XIX ème, donc on est loin de l'Age d'or de la piraterie (qui se trouverait entre le milieu du XVII ème et le début du XVIII ème siècle). Mais le décor concorde tout de même (juste parce que j'ai envie).

Les chansons :

Petit point historique avant de commencer concernant les deux premiers shanties :

Pour cela j'ai décidé de remonter jusqu'en 1649 au Royaume-Uni, et donc en Irlande, avec le Proprety Act de Cromwell, qui change la donne dans le sens que l'on ne lègue plus l'exploitation familiale à l’aîné, mais qu'on la divise entre la fratrie. Du coup, on diminue a bloc la taille des exploitations fermières, ce qui n'arrange pas le développement agricole. Puis vers 1845, y a le mildiou qui arrive. Le mildiou c'est un parasite qui vient de l'est et qui s'attaque aux cultures. Aussi, même si les irlandais crèvent déjà de faim de base ( il me semble que c'est 40 % des cultures qui sont touchées), ils doivent honorer leurs contrats d'importation vers l'Angleterre (qui leurs foutent grave la pression, juste au passage). Du coup, y a vraiment plus rien à becter. Malgré quelques interventions extérieures pour les aider à retomber sur leurs pieds, (je pense à des aides financières diverses et à l'essai, non fructueux, de l'implantation du maïs sur l’île), on dénombre environ un million de mort en 1851 en Irlande. De plus, ceux qui restent et qui peuvent se le payer, partent, surtout vers les États Unis et le Canada, même si certains vont jusqu'en en Afrique du sud ou en Australie. On peut pas vraiment leur en vouloir.. Du coup, l'île perd un quart de sa population en 10ans.


Ouais, ils se sont barrés très loin quoi... 

1)Leave Her Johnny

Je vais commencer par mon préféré de tous les temps.


Statues du Famine Memorial à Dublin créées en 1997
 par Rowan Gillepsie

Pour parler de cette chanson, il faut d'abord parler d'Across the Western Ocean, chanson qui partage la même mélodie. J'ai beau avoir chercher un peu partout, tout le monde s'accorde à dire qu'il est impossible de déterminer laquelle à engendrer l'autre. L’œuf ou la poule, tout ça tout ça...
Across the Western Ocean raconte l'exode irlandaise de la fin du XIX ème siècle vers les États Unis. Ce chant exprime l'inquiétude de ces gens qui décident de partir et celle de leurs familles qu'ils laissent ou qu'ils rejoignent sur d'autres rives. Le voyage en lui même durant au moins six semaines et la traversée ne s’apparentant en rien à une croisière du Club Med, le taux de mortalité était de 1sur 5 entre maladie et naufrage (donc bien de quoi se ronger les ongles!).

En ce qui concerne Leave Her Johnny Leave Her, le premier enregistrement date de 1917, même si on se doute bien que la chanson soit vraiment plus vieille. On la connaît sous plusieurs versions, une qui s'apparente à Across The Western Ocean jusque dans les paroles, le « Her » serait donc l'Irlande, la famille, la nationalité ; une autre apparemment un peu plus contemporaine avec plus de couplets ou le « Her » serait donc le navire. De ce que j'ai lu ici et là, c'était le dernier chant entonné lorsqu'on arrivait à quai, la dernière action des marins sur un bateau étant apparemment (parce que j'y connais pas grand-chose) de pomper l'eau restante de la cale.
En ce qui concerne les adaptations récentes, on la retrouve 'dans le répertoire des plus grands groupes irlandais (Irish Rovers, High Kings Paddy And The Rats, Johnny Collins…) mais aussi dans deux ou trois endroits cachés de la culture pop : par exemple dans le deuxième épisode de la saison 1 de Penny Dreadful, Protheus (création de Frankenstein) murmure la chanson que quelques secondes (mais elle y est !) et sinon on la retrouve aussi dans la BO d'Assassin Creed Black Flag, comme une ou deux des chansons mentionnées ici, pour les plus gamers d'entre vous..

2)Poor Paddy Works On the Railway 


Des irlandais travaillant sur les chemins de fers à Liverpool
dans les années 1910.. 
Toujours la même époque et le même contexte. Les Irlandais en quête de nourriture prenaient tout ce qu'il pouvaient prendre. Aussi, ils furent une majorité à travailler sur les chantiers de construction des chemins de fer en Angleterre et aux Etats-Unis. On comprend vite pourquoi cette chanson est assimilé aux sea shanties, d'une part par la dureté du travail qui, entre un bateau et une voie ferrée, se valait amplement ; d'autre part par le fait que la plupart des gaillards roux que l'on trouvait à terre, avait déjà été marin ou n'allait pas tarder à le devenir. Comme je l'ai dit, on prend ce qui passe.
Enfin bref, Paddy On The Railway (oui, parce qu'elle a un million de titres différents) raconte l'histoire d'un irlandais, Paddy, entre 1841 et 1848, qui travaille d'abord sur les chemins de fer aux Etats Unis puis qui, plus tard, pensant peut être avoir une meilleure opportunité, retourne en Angleterre, où au final, il est contraint à faire la même chose.

Pour la chanson en elle même, ce fût une des première à être caractérisée de « shanty ». Elle fût publiée pour la première fois en 1864 dans un magazine manuscrit aux Etats Unis et a été mentionnée dans plusieurs articles ou romans relatant de la vie en mer, la plupart publiés dans les années 1870. La mélodie, comme beaucoup de vieilles chansons qui apparaissent par magie, ressemble étrangement à une des premières versions de When Johnny Comes Marching Home un des hymnes de la guerre de sécession (mais oui mais oui, vous la connaissez). Les premiers enregistrements de cette chanson datent des années 20-30 et ça va de groupes de vétérans nostalgiques à des passionnés de folklore américano-irlandais. Bien que durant le XX ème siècle, les interprètes se succèdent (on citera ici The Tossers, The Dubliners ou encore Shane MacGowan) la version des Pogues est peut être celle qui reste la plus connue (et ma préférée!). Ces derniers ont repris et écrit pas mal de chansons sur le désastre des conditions de vie de la diaspora irlandaise. Je pense ici à Thousand Are Sailing ou bien à South Australia; toutes dans le but de faire comprendre que le racisme ne se limite pas à la couleur de peau mais aussi à la couleur de cheveux. (je suis désolée mais le ton devenait trop grave.)

3)Drunken Sailor

Comme la plupart des chants en mers, on fait face à un auteur et compositeur inconnu, bien que la mélodie fasse un tant soit peu penser à la ballade irlandaise Óró, sé do bheatha 'bhaile (en gros « ohé bienvenue chez toi », « ohé welcome home »). que vous pouvez trouver ici, version de Sinnéad O'Connor. On a donc pas énormément de sources sur cette chanson mais la première fois qu'on en a retrouvé une trace écrite serait dans un carnet de bord datant 1839 d'un baleinier, qui partait du Connecticut. On ne parle ici que du refrain :


« Ho ho and up she rises (x3) 
early in the morning ». 

On est sûrs aujourd'hui que ce fût un des seuls shanty chanté dans la British Royal Navy. Elle devint « populaire » avec l'arrivée du XX ème et s'installa comme un classique dans le répertoire des écoles britanniques et continue à être apprise aujourd'hui.
En ce qui concerne les grandes foules, la mélodie fit son entrée dans les chartes américaines avec un enregistrement de John Baltzell en 1923 et fut reprise tout au long des années 20 par d'autres musiciens dans des medley de reels (vous savez, la danse irlandaise clichée que personne ne sait danser comme il faut ..). Bref, à partir de là c'est la débandade, tout le monde la chante dans tout les recoins. Mais la version la plus connue est incontestablement celle des Irish Rovers (bien que celle de Paddy And The Rats soit un peu plus rock). Elle fait aussi partit de la BO de l'Ile aux trésors des Muppets (parce que mon papa était un peu vieux jeu) et c'est aussi la chanson de Mr Krabs dans Bob l’Éponge.
Comme mentionné précemment, c'est une des chansons qui fait partit de la BO D'Assassin Creed Black Flag mais aussi de Rogue et qui se trouve aussi sur la BO de Dishonored, en adaptation libre des paroles (version qui me file encore la chair de poule !).

4)Blow The Man Down

Alors, il est indispensable, avant toutes choses je pense, de mentionner la Black Ball Line. Cette dernière est la première compagnie maritime new-yorkaise (première compagnie tout cours d'ailleurs) à avoir établit un réseau transatlantique (trois à quatre voyages par an entre Liverpool et New York). Une innovation impensable à l'époque, le premier bateau étant partit en 1818. Autant vous dire qu'un exploit pareil se payait d'une autre manière. Il fallait aller vite et bien et ça même au détriment des marins. Beaucoup de shanties anglais relatent cette dureté de travail et plusieurs écrits de journalistes ou de spécialistes de l'histoire maritime expliquent que si les hommes étaient si efficaces sur des manœuvres aussi éprouvantes, c'était en grande partie parce que leurs vies en dépendaient. Cette compagnie se composait à l'origine de quatre "packet boats", petit bateaux souvent utilisés pour le transport de passagers et de marchandises. Vers 1850, une autre compagnie homonyme, celle ci siégeant à Liverpool, développe une ligne vers l'Australie.


Le nom vient du drapeau que les premiers 
bateaux portaient
En ce qui concerne la chanson elle-même, elle fait partit des chansons qui sortent un peu du néant mais on retrace son utilisation jusque dans les années 1860. Les paroles furent publiées pour la première fois dans The Parramata Sun (journal maritime) dans les années 1880, ce qui lui permit de se retrouver dans le fameux recueil sur le sujet (je dis fameux parce que depuis que je fais mes recherches pour cet article, je le vois PARTOUT, TOUT LE TEMPS), The Music Of The Waters de Laura Alexandrine Smith.
Les versions un peu plus contemporaines se comptent en nombre, je parle des Seekers, de David Chappell, et bien d'autre. Par contre, elle n'a aucun rapport avec le groupe de rock homonyme, fragile descendant de Nirvana dans le style, qui commence tout juste à se faire sa petite place dans l'industrie. Sinon pour les différentes références dans la culture en général, elle est d'abord utilisée dans le dessin animé Popeye des années 30 et dans pas mal de programmes destinés aux enfants de la même trempe. On la retrouve elle aussi dans Bob l’Éponge et plus récemment dans la Saison 2 de Big Bang Theory (Episode 18) dans lequel Sheldon et Penny chantent pendant qu'ils fabriquent les bijoux de Penny.

5) Spanish Ladies

Celle ci est un peu plus vieille que les autres et daterait de la fin du XVIII ème siècle dans le contexte donc de la Première Coalition. Mais quésako me direz vous ? En gros, après la Prise de la Bastille et la mise en place du nouveau gouvernement en France, les relations européennes commencent à se corser. Louis XVI, qui se trouve grave dans la mouise, demande du soutient aux autres monarchies européennes (et surtout au Saint Empire Romain Germanique) qui, on peut se l'avouer, vont pas faire grand-chose sur moment. Quand Loulou essaye de s'enfuir mais est vite rattrappé, l'Empereur décide de s'allier avec la Prusse et d'envoyer un appel aux copains pour soutenir le roi qui voit son heure arrivée à grands pas.
En 1792, la guerre entre la France et et l'Empire est déclarée. Après quelques batailles et annexions de la France de point stratégiques, la Grande Bretagne, qui jusque là était restée « neutre » sur le sujet, commence à comprendre que les frenchies deviennent une menace réelle. De là se créé un blocus contre la France par les britanniques qui financent aussi l'élévation d'armées ici et là, prêtes à casser de la baguette. Une fois que les anglais prennent officiellement parti, c'est la débandade : l'Espagne, les États Pontificaux, les grandes cités d'Italie et le Portugal suivent le mouvement. Bon, pour vous passer les détails, la France est attaquée sur tout le front Est, au Sud par les espagnols et menacée et Nord par l'Angleterre. Ça fait un peu peur comme ça, mais la France arrive à défendre tant bien que mal son bout de viande. Ces conflits mèneront aux fameuses campagnes d'Italie, qui mettront en scène Napoléon Bonaparte et aboutiront enfin à un traité de paix entre la France et l'Autriche en 1797, même si la première restera en guerre avec la Grande Bretagne jusqu'à la fin des Guerres Napoléoniennes, au bout desquelles il restera tout de même une toute petite amertume dans l'air. 
Bon, une fois le contexte posé, tout le monde avait à peu près compris que l'on se retrouve dans le contexte du blocus, alors que la marine britannique était envoyée pour ravitailler et soutenir les troupes espagnoles. Certains disent qu'elle retrouva un intérêt lors de la campagne espagnole napoléonienne quelque temps après, pendant laquelle là aussi l'armée britannique vint au secours des espagnols et des portugais qui voulait déloger Napo. La chanson marche dans les deux contextes, car lors du rapatriement des troupes anglaises, il leur fût interdit de ramener leurs épouses et familles espagnoles sur le territoire britannique. D'autres pensent qu'il n'eut aucun lien avec le déchirement des familles mais plutôt un chant sympatoche à fredonner en quittant les rives ibériques. Quoi qu'il en soit, c'est un des premiers sea shanties réconnu et qui retrouvera son blason avec la démocratisation du genre à la fin du siècle. Comme pour les chansons précédente les versions sont très nombreuses et changent de paroles ou de rythme comme je change de chaussettes.
Vous avez pu l'entendre dans le film Master & Commander (2003) avec Russell Crowe mais aussi dans tous les albums de sea shanties jamais sortis. Elle se trouve aussi dans la BO d'Assassin Creed Black Flag ou encore dans celle de la série de 2014 Turn: Washington's Spies (ma version préférée) mais aussi et surtout fait une bref apparition dans les Dents de la Mer (si si je vous jure).



Je tiens à repréciser que ce classement n'est issu que mon propre jugement et de mes références personnelles et que toutes ces chansons font parties des plus populaires du genre. Aussi, il doit en exister plusieurs centaines qui sont tout aussi bien, voire mieux. J'ai créé une playlist Deezer avec mes préférées si ça vous intéresse. En ce qui concerne l'univers des pirates, les supports cinématographiques ne manquent pas, mais je me permettrai peut être de vous rediriger vers Black Sails (2014-) qui est, à mon avis, une des meilleures interprétations du monde de la piraterie.
Ok, j'ai probablement été un peu gourmande cette fois-ci. La vérité c'est qu'on peut écrire un livre sur chacune de ces chansons, leurs histoires, leurs paroles et leurs interprétations. J'ai donc fait de mon mieux pour être concise et claire, le but étant d'attiser votre curiosité vers ces chansons du folklore britannique et irlandais et de bien faire prendre conscience que quand on les chante après la cinquième pinte à l'irish pub du coin, non seulement on rend hommage à la culture irlandaise mais aussi à toutes ces personnes qui ont donné leur chair et leur sang pour s'en sortir.
Bon peut être pas, mais c'est quand même cool de le savoir non ?